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Sur le Web, notamment sur les réseaux sociaux, on trouve très régulièrement cette soi-disant citation, parfois attribuée à l’écrivain britannique – ainsi qualifié de visionnaire – Aldous Huxley (1894 – 1963) dans son célèbre livre Brave New World (Le meilleur des mondes) écrit en 1932, d’autres fois au philosophe et essayiste allemand Günther Anders1 (1902 – 1992) :

Pour étouffer par avance toute révolte, il ne faut pas s’y prendre de manière violente.

Les méthodes du genre de celles d’Hitler sont dépassées. Il suffit de créer un conditionnement collectif si puissant que l’idée même de révolte ne viendra même plus à l’esprit des hommes.

L’idéal serait de formater les individus dès la naissance en limitant leurs aptitudes biologiques innées.

Ensuite, on poursuivrait le conditionnement en réduisant de manière drastique l’éducation, pour la ramener à une forme d’insertion professionnelle. Un individu inculte n’a qu’un horizon de pensée limité et plus sa pensée est bornée à des préoccupations médiocres, moins il peut se révolter. Il faut faire en sorte que l’accès au savoir devienne de plus en plus difficile et élitiste.

Que le fossé se creuse entre le peuple et la science, que l’information destinée au grand public soit anesthésiée de tout contenu à caractère subversif.

Surtout pas de philosophie.

Là encore, il faut user de persuasion et non de violence directe : on diffusera massivement, via la télévision, des divertissements flattant toujours l’émotionnel ou l’instinctif.

On occupera les esprits avec ce qui est futile et ludique.

Il est bon, dans un bavardage et une musique incessante, d’empêcher l’esprit de penser.

On mettra la sexualité au premier rang des intérêts humains. Comme tranquillisant social, il n’y a rien de mieux. En général, on fera en sorte de bannir le sérieux de l’existence, de tourner en dérision tout ce qui a une valeur élevée, d’entretenir une constante apologie de la légèreté ; de sorte que l’euphorie de la publicité devienne le standard du bonheur humain et le modèle de la liberté.

Le conditionnement produira ainsi de lui-même une telle intégration, que la seule peur – qu’il faudra entretenir – sera celle d’être exclus du système et donc de ne plus pouvoir accéder aux conditions nécessaires au bonheur.

L’homme de masse, ainsi produit, doit être traité comme ce qu’il est : un veau, et il doit être surveillé comme doit l’être un troupeau. Tout ce qui permet d’endormir sa lucidité est bon socialement, ce qui menacerait de l’éveiller doit être ridiculisé, étouffé, combattu.

Toute doctrine mettant en cause le système doit d’abord être désignée comme subversive et terroriste et ceux qui la soutiennent devront ensuite être traités comme tels.

On observe cependant, qu’il est très facile de corrompre un individu subversif : il suffit de lui proposer de l’argent et du pouvoir.

Après vérification, il s’agit en fait d’une prosopopée, c’est-à-dire une figure de style qui consiste à faire parler un mort. En effet, c’est un court texte du philosophe contemporain Serge Carfantan, écrit sur son blog en 2007, et introduit2 par :

Le livre de Huxley est paru en 1932. Son caractère visionnaire est stupéfiant. Presque inquiétant. Tous les ingrédients du roman sont aujourd’hui effectivement réunis pour que le scénario soit… en passe d’être réalisé. Si nous devions formuler dans un discours une prosopopée du cynisme politique incarné par le personnage cynique d’Huxley, cela donnerait quoi ?

Il est évident que les propos partagés sont assez proches des idées véhiculées par Huxley et Anders dans leurs ouvrages, mais ce ne sont pas du tout leurs mots !

D’ailleurs, au début de cette prosopopée, Serge Carfantan renvoie vers un extrait de L’obsolescence de l’homme de Günther Anders (écrit en 1956), tiré du chapitre Le monde comme fantôme et comme matrice. Considérations philosophiques sur la radio et la télévision :

Il s’agit ici de la traduction française de Christophe David, parue en 2002 aux éditions Ivrea.

Plus précisément, ce chapitre dont est tiré l’extrait est divisé en plusieurs parties, dont la première est Le monde livré à domicile, elle-même coupée en plusieurs paragraphes, dont le second est titré §2. La consommation de masse, aujourd’hui est une activité solitaire. Chaque consommateur est un travailleur à domicile non rémunéré qui contribue à la production de l’homme de masse.

Il est donc clair que Carfantan s’est inspiré d’Anders, et cela l’est d’autant plus lorsqu’on considère ce texte plus largement dans le chapitre dont il est extrait, notamment sur l’analyse du rôle de la radio et de la télévision dans le conditionnement de masse (voir plus bas).

\(\rightarrow\) Quant à Huxley, desquels de ses écrits Carfantan s’est-il inspiré ? \(\leftarrow\)

Commençons par préciser qu’on attribue également à Huxley la citation suivante :

The perfect dictatorship would have the appearance of a democracy, but would basically be a prison without walls in which the prisoners would not even dream of escaping. It would essentially be a system of slavery where, through consumption and entertainment, the slaves would love their servitudes.

La dictature parfaite serait une dictature qui aurait les apparences de la démocratie, une prison sans murs dont les prisonniers ne songeraient pas à s’évader. Un système d’esclavage où, grâce à la consommation et au divertissement, les esclaves auraient l’amour de leur servitude.

En réalité, Huxley n’a pas non plus écrit cela, même si beaucoup de propos y ressemblent dans ses écrits.

D’après mes recherches et celles d’autres internautes3, la phrase exacte apparaît pour la première fois, d’après les archives du Web, en 2002, sur ce site français : http://www.syti.net/MeilleurDesMondes.html.

L’auteur de ce site aurait stipulé à une internaute que cette phrase est bien de lui, et non pas d’Huxley.

Voici les références les plus proches que j’ai trouvées dans les écrits d’Huxley.

 

• En 1946, Brave New World est réédité. L’auteur écrit4 alors dans sa nouvelle Préface :

A really efficient totalitarian state would be one in which the all-powerful executive of political bosses and their army of managers control a population of slaves who do not have to be coerced, because they love their servitude.

Un État totalitaire vraiment « efficient » serait celui dans lequel le tout-puissant comité exécutif des chefs politiques et leur armée de directeurs auraient la haute main sur une population d’esclaves qu’il serait inutile de contraindre, parce qu’ils auraient l’amour de leur servitude.5

• En 1958, Aldous Huxley écrit6 Brave New World Revisited (Retour au meilleur des mondes). Presque trente ans après son roman de science-fiction Le Meilleur des mondes, l’auteur cherche à analyser si le monde a évolué dans la direction de la vision du futur qu’il avait eue dans les années 1930 ou s’il s’en était éloigné. Il conclut que notre monde se met à ressembler à celui de son roman, en analyse les causes et en déduit que cette évolution est due en grande partie à la surpopulation ainsi qu’à tous les moyens de contrôle disponibles sur les populations. Cet ouvrage a un ton évidemment différent de son prédécesseur, de par sa forme – c’est un essai et non un roman – et ensuite de par l’évolution de la pensée de Huxley ; s’y ajoute sa conversion au Vedanta7 entre les deux ouvrages.8

Au chapitre I (Over-Population) il écrit :

I feel a good deal less optimistic than I did when I was writing Brave New World. The prophecies made in 1931 are coming true much sooner than I thought they would. […] In the West, it is true, individual men and women still enjoy a large measure of freedom. But even in those countries that have a tradition of democratic government, this freedom and even the desire for this freedom seem to be on the wane. In the rest of the world freedom for individuals has already gone, or is manifestly about to go. The nightmare of total organization, which I had situated in the seventh century After Ford, has emerged from the safe, remote future and is now awaiting us, just around the next corner.

[…] In the light of what we have recently learned about animal behavior in general, and human behavior in particular, it has become clear that control through the punishment of undesirable behavior is less effective, in the long run, than control through the reinforcement of desirable behavior by rewards, and that government through terror works on the whole less well than government through the non-violent manipulation of the environment and of the thoughts and feelings of individual men, women and children.

Je me sens beaucoup moins optimiste que lorsque j’écrivais Brave New World. Les prophéties faites en 1931 se réalisent beaucoup plus tôt que je ne le pensais. […] En Occident, il est vrai que les hommes et les femmes jouissent encore d’une grande liberté. Mais même dans les pays qui ont une tradition de gouvernement démocratique, cette liberté et même le désir de cette liberté semblent être en déclin. Dans le reste du monde, la liberté des individus a déjà disparu ou est sur le point de disparaître. Le cauchemar de l’organisation totale, que j’avais situé au septième siècle après Ford, a émergé d’un avenir sûr et éloigné et nous attend maintenant, juste au coin de la rue.

[…] À la lumière de ce que nous avons récemment appris sur le comportement animal en général et le comportement humain en particulier, il est devenu clair que le contrôle par la répression des comportements indésirables est moins efficace, à long terme, que le contrôle par le renforcement du comportement souhaitable par les récompenses, et que le gouvernement par la terreur fonctionne dans l’ensemble moins bien que le gouvernement par la manipulation non violente de l’environnement et des pensées et des sentiments des hommes, des femmes et des enfants.

Au chapitre IV (Propaganda in a Democratic Society) :

Used in one way, the press, the radio and the cinema are indispensable to the survival of democracy. Used in another way, they are among the most powerful weapons in the dictator's armory. In the field of mass communications as in almost every other field of enterprise, technological progress has hurt the Little Man and helped the Big Man. As lately as fifty years ago, every democratic country could boast of a great number of small journals and local newspapers. Thousands of country editors expressed thousands of independent opinions. Somewhere or other almost anybody could get almost anything printed. Today the press is still legally free ; but most of the little papers have disappeared. The cost of wood-pulp, of modern printing machinery and of syndicated news is too high for the Little Man. In the totalitarian East there is political censorship, and the media of mass communication are controlled by the State. In the democratic West there is economic censorship and the media of mass communication are controlled by members of the Power Elite. Censorship by rising costs and the concentration of communication power in the hands of a few big concerns is less objectionable than State ownership and government propaganda.

Utilisés dans un sens, la presse, la radio et le cinéma sont indispensables à la survie de la démocratie. Utilisées d’une autre manière, elles sont parmi les armes les plus puissantes de l’armurerie du dictateur. Dans le domaine des communications de masse comme dans presque tous les autres domaines de l’entreprise, le progrès technologique a blessé le Petit Homme et aidé le Grand Homme. Il y a cinquante ans à peine, chaque pays démocratique pouvait se targuer d’un grand nombre de petites revues et journaux locaux. Des milliers de rédacteurs nationaux ont exprimé des milliers d’opinions indépendantes. Quelque part ou autre, presque n’importe qui pouvait imprimer presque n’importe quoi. Aujourd’hui, la presse est toujours juridiquement libre ; mais la plupart des petits papiers ont disparu. Le coût de la pâte de bois, des machines d’impression modernes et des nouvelles syndiquées est trop élevé pour le petit homme. Dans l’Est totalitaire, il y a une censure politique et les moyens de communication de masse sont contrôlés par l’État. Dans l’Occident démocratique, il existe une censure économique et les moyens de communication de masse sont contrôlés par des membres de la « Power Elite ». La censure par l’augmentation des coûts et la concentration du pouvoir de communication entre les mains de quelques grandes préoccupations est moins répréhensible que la propriété de l’État et la propagande gouvernementale.

Au dernier chapitre (What Can Be Done ?) :

The nature of psychological compulsion is such that those who act under constraint remain under the impression that they are acting on their own initiative. The victim of mind-manipulation does not know that he is a victim. To him, the walls of his prison are invisible, and he believes himself to be free. That he is not free is apparent only to other people. His servitude is strictly objective.

La nature de la contrainte psychologique est telle que ceux qui agissent sous contrainte ont l’impression d’agir de leur propre initiative. La victime de manipulation mentale ne sait pas qu’elle est une victime. Pour elle, les murs de sa prison sont invisibles et elle se croit libre. Qu’elle ne soit pas libre n’apparaît qu’aux autres. Sa servitude est strictement objective.

The older dictators fell because they could never supply their subjects with enough bread, enough circuses, enough miracles and mysteries. Nor did they possess a really effective system of mind-manipulation. In the past, free-thinkers and revolutionaries were often the products of the most piously orthodox education. This is not surprising. The methods employed by orthodox educators were and still are extremely inefficient. Under a scientific dictator education will really work – with the result that most men and women will grow up to love their servitude and will never dream of revolution. There seems to be no good reason why a thoroughly scientific dictatorship should ever be overthrown.

Les anciens dictateurs sont tombés parce qu’ils ne pouvaient jamais fournir à leurs sujets assez de pain, assez de cirques, assez de miracles et de mystères. Ils ne possédaient pas non plus de système de manipulation mentale vraiment efficace. Dans le passé, les libres-penseurs et les révolutionnaires étaient souvent les produits de l’éducation la plus pieusement orthodoxe. Ce n’est pas surprenant. Les méthodes employées par les éducateurs orthodoxes étaient et sont toujours extrêmement inefficaces. Sous un dictateur scientifique, l’éducation fonctionnera vraiment – avec le résultat que la plupart des hommes et des femmes grandiront pour aimer leur servitude et ne rêveront jamais de révolution. Il ne semble pas y avoir de raison valable de renverser une dictature complètement scientifique.


COMPLÉMENT N°1 : QUELQUES LIGNES ÉCRITES PAR HUXLEY

Quelques lignes plus loin de la référence n°1, Huxley écrit dans BNW (1932) :

The greatest triumphs of propaganda have been accomplished, not by doing something, but by refraining from doing. Great is truth, but still greater, from a practical point of view, is silence about truth. By simply not mentioning certain subjects, by lowering what Mr. Churchill calls an « iron curtain » between the masses and such facts or arguments as the local political bosses regard as undesirable, totalitarian propagandists have influenced opinion much more effectively than they could have done by the most eloquent denunciations, the most compelling of logical rebuttals. But silence is not enough. If persecution, liquidation and the other symptoms of social friction are to be avoided, the positive sides of propaganda must be made as effective as the negative. The most important Manhattan Projects of the future will be vast government-sponsored enquiries into what the politicians and the participating scientists will call « the problem of happiness » – in other words, the problem of making people love their servitude. Without economic security, the love of servitude cannot possibly come into existence ; for the sake of brevity, I assume that the all-powerful executive and its managers will succeed in solving the problem of permanent security. But security tends very quickly to be taken for granted. Its achievement is merely a superficial, external revolution. The love of servitude cannot be established except as the result of a deep, personal revolution in human minds and bodies. To bring about that revolution we require, among others, the following discoveries and inventions.

First, a greatly improved technique of suggestion – through infant conditioning and, later, with the aid of drugs, such as scopolamine.

Second, a fully developed science of human differences, enabling government managers to assign any given individual to his or her proper place in the social and economic hierarchy. (Round pegs in square holes tend to have dangerous thoughts about the social system and to infect others with their discontents.)

Third (since reality, however utopian, is something from which people feel the need of taking pretty frequent holidays), a substitute for alcohol and the other narcotics, something at once less harmful and more pleasure-giving than gin or heroin.

And fourth (but this would be a long-term project, which it would take generations of totalitarian control to bring to a successful conclusion), a foolproof system of eugenics, designed to standardize the human product and so to facilitate the task of the managers. In Brave New World this standardization of the human product has been pushed to fantastic, though not perhaps impossible, extremes. Technically and ideologically we are still a long way from bottled babies and Bokanovsky groups of semi-morons. But by A.F. 6009, who knows what may not be happening ? Meanwhile the other characteristic features of that happier and more stable world – the equivalents of soma and hypnopaedia and the scientific caste system – are probably not more than three or four generations away. Nor does the sexual promiscuity of Brave New World seem so very distant. There are already certain American cities in which the number of divorces is equal to the number of marriages. In a few years, no doubt, marriage licenses will be sold like dog licenses, good for a period of twelve months, with no law against changing dogs or keeping more than one animal at a time. As political and economic freedom diminishes, sexual freedom tends compensatingly to increase. And the dictator (unless he needs cannon fodder and families with which to colonize empty or conquered territories) will do well to encourage that freedom. In conjunction with the freedom to daydream under the influence of dope and movies and the radio, it will help to reconcile his subjects to the servitude which is their fate.

All things considered it looks as though Utopia were far closer to us than anyone, only fifteen years ago, could have imagined. Then, I projected it six hundred years into the future. Today it seems quite possible that the horror may be upon us within a single century. That is, if we refrain from blowing ourselves to smithereens in the interval. Indeed, unless we choose to decentralize and to use applied science, not as the end to which human beings are to be made the means, but as the means to producing a race of free individuals, we have only two alternatives to choose from : either a number of national, militarized totalitarianisms, having as their root the terror of the atomic bomb and as their consequence the destruction of civilization (or, if the warfare is limited, the perpetuation of militarism) ; or else one supranational totalitarianism, called into existence by the social chaos resulting from rapid technological progress in general and the atomic revolution in particular, and developing, under the need for efficiency and stability, into the welfare-tyranny of Utopia. You pays your money and you takes your choice.

Les plus grands triomphes, en matière de propagande, ont été accomplis, non pas en faisant quelque chose, mais en s’abstenant de faire. Grande est la vérité, mais plus grand encore, du point de vue pratique, est le silence au sujet de la vérité. En s’abstenant simplement de faire mention de certains sujets, en abaissant ce que Mr. Churchill appelle un « rideau de fer » entre les masses et tels faits ou raisonnements que les chefs politiques locaux considèrent comme indésirables, les propagandistes totalitaires ont influencé l’opinion d’une façon beaucoup plus efficace qu’ils ne l’auraient pu au moyen des dénonciations les plus éloquentes, des réfutations logiques les plus probantes. Mais le silence ne suffit pas. Pour que soient évités la persécution, la liquidation et les autres symptômes de frottement social, il faut que les côtés positifs de la propagande soient rendus aussi efficaces que le négatif. Les plus importants des « Projets Manhattan » de l’avenir seront de vastes enquêtes instituées par le gouvernement, sur ce que les hommes politiques et les hommes de science qui y participeront appelleront « le problème du bonheur » – en d’autres termes, le problème consistant à faire aimer aux gens leur servitude. Sans la sécurité économique, l’amour de la servitude n’a aucune possibilité de naître ; j’admets, pour être bref, que le tout-puissant comité exécutif et ses directeurs réussiront à résoudre le problème de la sécurité permanente. Mais la sécurité a tendance à être très rapidement prise comme allant de soi. Sa réalisation est simplement une révolution superficielle, extérieure. L’amour de la servitude ne peut être établi, sinon comme le résultat d’une révolution profonde, personnelle, dans les esprits et les corps humains. Pour effectuer cette révolution, il nous faudra, entre autres, les découvertes et les inventions ci-après.

D’abord une technique fortement améliorée et la suggestion – au moyen du conditionnement dans l’enfance, et plus tard, à l’aide de drogues, telles que la scopolamine.

Secundo, une science complètement développée des différences humaines, permettant aux gestionnaires gouvernementaux d’assigner à tout individu donné sa place convenable dans la hiérarchie sociale et économique. (Les chevilles rondes dans des trous carrés ont tendance à avoir des idées dangereuses sur le système social et à contaminer les autres de leur mécontentement.)

Tertio (puisque la réalité, quelque utopique qu’elle soit, est une chose dont on sent le besoin de s’évader assez fréquemment), un succédané de l’alcool et des autres narcotiques, quelque chose qui soit à la fois nocif et plus dispensateur de plaisir que le genièvre ou l’héroïne.

Et quarto (mais ce serait là un projet à longue échéance, qui exigerait, pour être mené à une conclusion satisfaisante, des générations de mainmise totalitaire), un système d’eugénique à toute épreuve, conçu de façon à standardiser le produit humain et à faciliter ainsi la tâche des gestionnaires. Dans Le Meilleur des mondes cette standardisation des produits humains a été poussée à des extrêmes fantastiques, bien que peut-être non impossibles. Techniquement et idéologiquement, nous sommes encore fort loin des bébés en flacon, et des groupes Bokanovsky10 de semi-imbéciles. Mais quand sera révolue l’année 600 de N.F.11, qui sait ce qui ne pourra pas se produire ? D’ici là, les autres caractéristiques de ce monde plus heureux et plus stable – les équivalents du soma, de l’hypnopédie et du système scientifique des castes – ne sont probablement pas éloignées de plus de trois ou quatre générations. Et la promiscuité sexuelle du Meilleur des mondes ne semble pas, non plus, devoir être fort éloignée. Il y a déjà certaines villes américaines où le nombre des divorces est égal au nombre des mariages. Dans quelques années, sans doute, on vendra des permis de mariage comme on vend des permis de chiens, valables pour une période de douze mois, sans aucun règlement interdisant de changer de chien ou d’avoir plus d’un animal à la fois. À mesure que diminue la liberté économique et politique, la liberté sexuelle a tendance à s’accroître en compensation. Et le dictateur (à moins qu’il n’ait besoin de chair à canon et de familles pour coloniser les territoires vides ou conquis) fera bien d’encourager cette liberté-là. Conjointement avec la liberté de se livrer aux songes en plein jour sous l’influence des drogues, du cinéma et de la radio, elle contribuera à réconcilier ses sujets avec la servitude qui sera leur sort.

À tout bien considérer, il semble que l’Utopie soit beaucoup plus proche de nous que quiconque ne l’eût pu imaginer, il y a seulement quinze ans. À cette époque je l’avais lancée à six cents ans dans l’avenir. Aujourd’hui, il semble pratiquement possible que cette horreur puisse s’être abattue sur nous dans le délai d’un siècle. Du moins, si nous nous abstenons, d’ici là, de nous faire sauter en miettes. En vérité, à moins que nous ne nous décidions à décentraliser et à utiliser la science appliquée, non pas comme une fin en vue de laquelle les êtres humains doivent être réduits à l’état de moyens, mais bien comme le moyen de produire une race d’individus libres, nous n’avons le choix qu’entre deux solutions : ou bien un certain nombre de totalitarismes nationaux, militarisés, ayant comme racine la terreur de la bombe atomique, et comme conséquence la destruction de la civilisation (ou, si la guerre est limitée, la perpétuation du militarisme) ; ou bien un seul totalitarisme supranational, suscité par le chaos social résultant du progrès technologique rapide en général et de la révolution atomique en particulier, et se développant, sous le besoin du rendement et de la stabilité, pour prendre la forme de la tyrannie-providence de l’Utopie. On paie son argent et l’on fait son choix.

 

Au chapitre I de BNWR (Over-Population), Huxley écrit en 1958 :

The society described in 1984 is a society controlled almost exclusively by punishment and the fear of punishment. In the imaginary world of my own fable, punishment is infrequent and generally mild. The nearly perfect control exercised by the government is achieved by systematic reinforcement of desirable behavior, by many kinds of nearly non-violent manipulation, both physical and psychological, and by genetic standardization. […] For practical purposes genetic standardization may be ruled out. Societies will continue to be controlled post-natally – by punishment, as in the past, and to an ever increasing extent by the more effective methods of reward and scientific manipulation.

La société décrite dans 198412 est une société contrôlée presque exclusivement par la punition et la peur de la punition. Dans le monde imaginaire de ma propre fable, la punition est peu fréquente et généralement légère. Le contrôle presque parfait exercé par le gouvernement est obtenu par le renforcement systématique des comportements souhaitables, par de nombreux types de manipulation presque non violente, à la fois physique et psychologique, et par la standardisation génétique. […] À des fins pratiques, la standardisation génétique peut être exclue. Les sociétés continueront d’être contrôlées après la naissance – par la punition, comme par le passé, et de plus en plus par des méthodes plus efficaces de récompense et de manipulation scientifique.

Whenever the economic life of a nation becomes precarious, the central government is forced to assume additional responsibilities for the general welfare. It must work out elaborate plans for dealing with a critical situation ; it must impose ever greater restrictions upon the activities of its subjects ; and if, as is very likely, worsening economic conditions result in political unrest, or open rebellion, the central government must intervene to preserve public order and its own authority. More and more power is thus concentrated in the hands of the executives and their bureaucratic managers. But the nature of power is such that even those who have not sought it, but have had it forced upon them, tend to acquire a taste for more. « Lead us not into temptation », we pray – and with good reason ; for when human beings are tempted too enticingly or too long, they generally yield.

Chaque fois que la vie économique d’une nation devient précaire, le gouvernement central est obligé d’assumer des responsabilités supplémentaires pour le bien-être général. Il doit élaborer des plans élaborés pour faire face à une situation critique ; il doit imposer des restrictions toujours plus grandes aux activités de ses sujets ; et si, comme cela est très probable, l’aggravation des conditions économiques entraîne des troubles politiques ou une rébellion ouverte, le gouvernement central doit intervenir pour préserver l’ordre public et sa propre autorité. De plus en plus de pouvoir est ainsi concentré entre les mains des dirigeants et de leurs cadres bureaucratiques. Mais la nature du pouvoir est telle que même ceux qui ne l’ont pas cherché, mais à qui on l’a imposé, ont tendance à en apprécier le goût. « Ne nous induis pas en tentation », prions-nous – et pour cause ; car lorsque les êtres humains sont tentés de manière trop séduisante ou trop longue, ils cèdent généralement.

How will this development affect the over-populated, but highly industrialized and still democratic countries of Europe ? If the newly formed dictatorships were hostile to them, and if the normal flow of raw materials from the underdeveloped countries were deliberately interrupted, the nations of the West would find themselves in a very bad way indeed. Their industrial system would break down, and the highly developed technology, which up till now has permitted them to sustain a population much greater than that which could be supported by locally available resources, would no longer protect them against the consequences of having too many people in too small a territory. If this should happen, the enormous powers forced by unfavorable conditions upon central governments may come to be used in the spirit of totalitarian dictatorship.

Comment cette évolution affectera-t-elle les pays européens surpeuplés mais hautement industrialisés et toujours démocratiques ? Si les dictatures nouvellement formées leur étaient hostiles et si le flux normal de matières premières en provenance des pays sous-développés était délibérément interrompu, les nations occidentales se retrouveraient en effet dans une très mauvaise passe. Leur système industriel s’effondrerait et la technologie hautement développée, qui jusqu’à présent leur a permis de maintenir une population beaucoup plus importante que celle qui pourrait être soutenue par des ressources disponibles localement, ne les protégerait plus contre les conséquences d’avoir trop de personnes dans un territoire trop petit. Si cela devait se produire, les énormes pouvoirs imposés par des conditions défavorables aux gouvernements centraux pourraient être utilisés dans l’esprit de la dictature totalitaire. 

 


COMPLÉMENT N°2 : EXTRAITS DE L'OBSOLESCENCE DE L'HOMME

Je conseille bien sûr de lire entièrement cet ouvrage de Günther Anders, mais en voici quelques extraits qui permettent de mieux comprendre les propos dont la prosopopée de Carfantan a voulu se faire écho :

Les pages qui suivent s’adressent en priorité aux consommateurs, c’est-à-dire aux auditeurs et aux spectateurs, […] uniquement à ceux auxquels il est déjà arrivé de se demander pendant ou après une émission : « Qu’est-ce que je fais là ? Qu’est-on en train de me faire ? » […]

§2. La consommation de masse, aujourd’hui est une activité solitaire. Chaque consommateur est un travailleur à domicile non rémunéré qui contribue à la production de l’homme de masse.

 

Avant que l’on ait installé ce robinet de culture qu’est la radio dans tous leurs foyers, les Schmid et les Müller, les Smith et les Miller se précipitaient au cinéma pour y consommer collectivement, c’est-à-dire en tant que masse, les marchandises stéréotypées produites en masse à leur intention. On serait tenté de voir dans cette situation une certaine unité de style, d’y voir la convergence de la production de masse et de la consommation de masse : ce serait faux. Rien ne contredit plus violemment les desseins de la production de masse qu’une situation de consommation dans laquelle de nombreux, voire d’innombrables consommateurs, jouissent simultanément d’un seul et même exemplaire (ou bien d’une seule et même reproduction) d’une marchandise. Il est indifférent aux intérêts de ceux qui produisent en masse de savoir si cette consommation commune constitue un « véritable vécu social » ou bien une simple somme de vécus individuels. Ce qui les intéresse, ce n’est pas la masse agglomérée en tant que telle, mais la masse fractionnée en un nombre maximal d’acheteurs ; ce n’est pas qu’ils puissent tous consommer la même chose, mais que chacun achète la même chose pour satisfaire un même besoin (à la production duquel il faut également pourvoir). Cet idéal est déjà atteint ou n’est pas loin de l’être dans de nombreuses industries. Il me semble douteux qu’il puisse jamais être atteint de façon optimale par l’industrie cinématographique parce que celle-ci, perpétuant la tradition théâtrale, sert encore ses marchandises comme un spectacle destiné à de nombreuses personnes en même temps – ce qui constitue indubitablement un archaïsme. Il n’est pas étonnant que les industries de la radio et de la télévision aient pu entrer en concurrence avec le film malgré la gigantesque expansion que celui-ci avait connue : ces deux industries avaient précisément l’avantage de pouvoir écouler comme marchandise, en plus de la marchandise à consommer elle-même, les instruments qu’exige sa consommation, et cela – à la différence du film – chez presque tout le monde. Il n’est pas étonnant non plus que presque tout le monde ait marché : ils n’avaient plus à aller consommer la marchandise au cinéma, c’était la marchandise qui venait à eux, livrée à domicile par les postes de radio et de télévision. Bientôt les Schmid et les Smith, les Müller et les Miller consacrèrent les nombreuses soirées qu’ils passaient auparavant ensemble au cinéma à « recevoir » chez eux les jeux radiophoniques ou bien le monde. La situation qui au cinéma allait de soi – à savoir la consommation, par une masse, de marchandises de masse – avait été supprimée sans que cela entraîne, bien sûr, la moindre baisse de la production de masse : au contraire, la production de masse destinée à l’homme de masse et celle de l’homme de masse lui-même avaient plutôt accéléré leur cadence quotidienne. On servit aux oreilles de millions d’auditeurs la même nourriture sonore : chacun fut traité en homme de masse, en « article indéfini », par cette nourriture produite en masse ; elle confirma chacun dans sa qualité ou dans son absence de qualité. Mais du même coup, et à cause précisément de la production en masse de postes de radio et de télévision, la consommation collective était devenue superflue. Voilà pourquoi les Schmid et les Smith consommaient désormais les produits de masse en famille, ou même seuls ; d’autant plus abondamment d’ailleurs qu’ils étaient plus isolés. Le type de l’ermite de masse était né. Maintenant, ils sont assis à des millions d’exemplaires, séparés mais pourtant identiques, enfermés dans leurs cages tels des ermites – non pas pour fuir le monde, mais plutôt pour ne jamais, jamais manquer la moindre bribe du monde en effigie.

Chacun sait que l’industrie a renoncé, le plus souvent pour des raisons stratégiques, au principe de la centralisation, encore incontesté il y a une génération, pour adopter celui de la « dissémination » de la production. On sait moins en revanche qu’aujourd’hui ce principe de la dissémination vaut aussi désormais pour la production des hommes de masse. Je dis bien pour leur « production » – bien que nous n’ayons parlé jusqu’ici que de la dissémination de la consommation. Mais ce qui justifie ce passage de la consommation à la production, c’est qu’elles coïncident l’une avec l’autre de la façon la plus singulière ; c’est que (dans un sens non matérialiste) l’homme « est ce qu’il mange », et que par conséquent l’on produit les hommes de masse en leur faisant consommer des marchandises de masse – ce qui signifie en même temps que le consommateur de marchandises de masse collabore, en consommant, à la production des hommes de masse (ou à sa propre transformation en homme de masse). Ici consommation et production coïncident donc. Si la consommation se « dissémine », il en va de même pour la production des hommes de masse. Et cela partout où la consommation a lieu : devant chaque poste de radio, devant chaque récepteur de télévision.

Tout le monde est d’une certaine manière occupé et employé comme travailleur à domicile. Un travailleur à domicile d’un genre pourtant très particulier. Car c’est en consommant la marchandise de masse – c’est-à-dire grâce à ses loisirs – qu’il accomplit sa tâche, qui consiste à se transformer lui-même en homme de masse. Alors que le travailleur à domicile classique fabriquait des produits pour s’assurer un minimum de biens de consommation et de loisirs, celui d’aujourd’hui consomme au cours de ses loisirs un maximum de produits pour, ce faisant, collaborer à la production des hommes de masse. Le processus tourne même résolument au paradoxe puisque le travailleur à domicile, au lieu d’être rémunéré pour sa collaboration, doit au contraire lui-même la payer, c’est-à-dire payer les moyens de production dont l’usage fait de lui un homme de masse (l’appareil et, le cas échéant, dans de nombreux pays, les émissions elles-mêmes). Il paie donc pour se vendre. Sa propre servitude, celle-là même qu’il contribue à produire, il doit l’acquérir en l’achetant puisqu’elle est, elle aussi, devenue une marchandise.

Même si l’on rejette cette idée insolite, même si l’on refuse de voir dans le consommateur de marchandises de masse un collaborateur de la production de l’homme de masse, on ne pourra pourtant pas nier que, pour fabriquer le type d’homme de masse que l’époque réclame, on n’a plus besoin de réunir effectivement les hommes sous la forme d’un rassemblement de masse. Les considérations de Le Bon sur la transformation de l’homme par les situations de masse sont aujourd’hui caduques, puisque l’effacement de la personnalité et l’abaissement de l’intelligence sont déjà accomplis avant même que l’homme ne sorte de chez lui.

Diriger les masses dans le style de Hitler est désormais inutile : si l’on veut dépersonnaliser l’homme (et même faire en sorte qu’il soit fier de n’avoir plus de personnalité), on n’a plus besoin de le noyer dans les flots de la masse ni de le sceller dans le béton de la masse. L’effacement, l’abaissement de l’homme en tant qu’homme réussissent d’autant mieux qu’ils continuent à garantir en apparence la liberté de la personne et les droits de l’individu.

Chacun subit séparément le procédé du « conditioning », qui fonctionne tout aussi bien dans les cages où sont désormais confinés les individus, malgré leur solitude, malgré leurs millions de solitudes. Puisque ce traitement se fait passer pour « fun » ; puisqu’il dissimule à sa victime le sacrifice qu’il exige d’elle ; puisqu’il lui laisse l’illusion d’une vie privée ou tout au moins d’un espace privé, il agit avec une totale discrétion. Il semble que le vieux proverbe allemand « Un chez-soi vaut de l’or » soit à nouveau vrai ; mais dans un tout nouveau sens. Si un chez-soi vaut aujourd’hui de l’or, ce n’est pas du point de vue du propriétaire qui y mange sa soupe conditionnée, mais du point de vue des propriétaires du propriétaire de ce chez-soi, ces cuisiniers et ces fournisseurs qui lui font croire que sa soupe est faite maison.

§ 3. La radio et l’écran de télévision deviennent la négation de la table familiale ; la famille devient un public en miniature.

 

[…] Alors que la table rendait la famille centripète, invitait ceux qui étaient assis autour d’elle à faire circuler la navette des préoccupations, des regards et des conversations pour continuer ainsi à tramer le tissu familial, l’écran, lui, oriente la famille d’une manière centrifuge. Maintenant, les membres de la famille ne sont plus assis les uns en face des autres, leurs chaises sont seulement juxtaposées face à l’écran. C’est seulement par mégarde qu’ils peuvent encore se voir, se regarder ; c’est seulement par hasard qu’ils peuvent encore se parler (à condition qu’ils le veuillent ou le puissent encore). Ils ne sont plus ensemble mais côte à côte ou, plus exactement, juxtaposés les uns aux autres. Ils sont de simples spectateurs. […]

Il ne reste plus aux membres de la famille qu’une chose à vivre véritablement ensemble, et non pas seulement simultanément ou juxtaposés dans l’espace : c’est l’attente du moment où ils auront terminé de payer l’appareil (et le travail qu’ils fournissent pour y parvenir). Une fois l’appareil payé, c’en sera alors fini une bonne fois pour toutes de leur communauté. L’objectif inconscient de leur ultime projet commun est ainsi l’extinction de leur communauté.

§ 4. En nous retirant la parole, les postes de radio et de télévision nous traitent comme des enfants et des serfs.

 

[…] En nous retirant la parole, les instruments nous privent aussi du langage. Ils nous privent de notre capacité d’expression, de toutes les occasions de parler et de notre désir même de le faire, exactement comme la musique du gramophone et de la radio nous prive de l’occasion de faire de la musique en famille. […]

La plupart des gens écoutent la radio même en faisant l’amour […] : tout le monde le sait et fait comme si cela allait de soi ; […] En fait, la radio qu’on laisse allumée ou qu’on allume exprès en toute situation joue le rôle de ce chaperon tenant la chandelle auquel les anciens avaient recours pour surveiller les rendez-vous des amoureux ; la seule différence tient au fait que le chaperon d’aujourd’hui est une « public utility » (un service public) mécanisée ; qu’avec sa chandelle, il doit non seulement éclairer les amoureux, mais aussi éveiller leur ardeur ; et qu’il ne doit surtout jamais se taire mais, au contraire, bavarder sans cesse, de façon à constituer un bruit de fond couvrant avec ses songs ou combattant par ses paroles cette « horreur du vide » qui, même dans l’accomplissement de l’acte sexuel, ne quitte jamais les amants. […]

Puisque la parole leur est désormais garantie, livrée toute prête et instillée goutte à goutte dans l’oreille, ils ont cessé d’être des animaux doués de logos, tout comme ils ont cessé, en tant que mangeurs de pain, de se rattacher à l’homo faber. Désormais, ils ne préparent pas davantage leur propre nourriture linguistique qu’ils ne cuisent leur propre pain. Les mots ne sont plus pour eux quelque chose qui se prononce, mais quelque chose qui s’écoute ; la parole n’est plus pour eux un acte mais une réception passive. […] Peu importe dans quelle civilisation et dans quel espace politique a lieu cette évolution vers un être privé de logos : les conséquences en seront nécessairement partout les mêmes. Elle produira un type d’homme qui, parce qu’il ne parle plus lui-même, n’a plus rien à dire ; un type d’homme qui, parce qu’il se contente d’écouter, de toujours écouter, n’est qu’un « serf ». […]

§ 5. Les événements viennent à nous, nous n’allons pas à eux.

 

Le traitement auquel est soumis l’homme lui est fourni à domicile, exactement comme le gaz ou l’électricité. Mais ce qui est distribué, ce ne sont pas seulement des produits artistiques tels que la musique ou bien des jeux radiophoniques – ce sont aussi les événements réels. Du moins ceux qui ont été sélectionnés, chimiquement purifiés et préparés pour nous être présentés comme une « réalité », ou tout simplement pour remplacer la réalité elle-même. Il suffit à celui qui veut être au courant, qui veut savoir ce qui se passe ailleurs, de rentrer chez lui, où les événements « sélectionnés pour lui être montrés » ne demandent qu’à jaillir du poste comme l’eau du robinet. Comment pourrait-il, à l’extérieur, dans le chaos du réel, être en mesure de saisir autre chose que des réalités de portée infime, locale ? Le monde extérieur nous dissimule le monde extérieur. C’est seulement lorsque la porte d’entrée se referme en faisant entendre le déclic de sa serrure que le dehors nous devient visible ; c’est seulement une fois que nous sommes devenus des monades sans fenêtres que l’univers se réfléchit en nous ; c’est seulement lorsque nous promettons à la tour de rester enfermés entre ses murs au lieu de scruter le monde depuis son sommet que le monde vient à nous, que le monde nous plaît […].

Ce sont les événements – les événements eux-mêmes, non des informations les concernant –, les matchs de football, les services religieux, les explosions atomiques qui nous rendent visite ; c’est la montagne qui vient au prophète, le monde qui vient à l’homme et non l’homme au monde : telle est, après la fabrication de l’ermite de masse et la transformation de la famille en public miniature, la nouvelle réussite proprement bouleversante de la radio et de la télévision. […]

Si grandes que soient les fenêtres que les postes de radio et de télévision nous ouvrent sur le monde, ils transforment toujours les consommateurs du monde en « idéalistes ». […]

§ 6. Puisqu’on nous fournit le monde, nous n’avons pas à en faire l’expérience ; nous restons inexpérimentés.

 

[…] la connaissance des chemins du monde que nous prenions autrefois et sur lesquels nous acquérions de l’expérience a fini par se perdre, et avec elle les chemins eux-mêmes. Le monde a perdu ses chemins. Nous ne parcourons plus les chemins, on nous « restitue » le monde (au sens où l’on restitue une marchandise mise de côté) ; nous n’allons plus au-devant des événements, on nous les apporte.

Ce portrait de nos contemporains paraîtra de prime abord infidèle. Car on voit habituellement, au contraire, dans la voiture et dans l’avion les symboles de l’homme d’aujourd’hui. On l’a même défini comme « homo viator », l’être qui voyage (Gabriel Marcel). Pourquoi donc ? Là est précisément la question. S’il attache de la valeur à son voyage, ce n’est pas parce que la région qu’il traverse – ou les lieux où il se fait expédier en express comme une marchandise – l’intéressent, ce n’est pas pour l’expérience qu’il peut en retirer, mais pour satisfaire sa faim d’omniprésence et son goût pour la bougeotte. En outre, à cause de la vitesse, il se prive de l’occasion même de faire des expériences (au point que la vitesse est devenue sa seule et ultime expérience) – sans oublier qu’avec l’uniformisation du monde à laquelle il se livre par ailleurs, il réduit effectivement le nombre des objets dignes d’expérience et capables d’en procurer, et qu’aujourd’hui déjà, partout où il atterrit, il se retrouve chez lui et ne trouve donc nulle part matière à expérience. […]

Le consommateur de radio et de télévision qui, affalé dans son fauteuil, reste immobile et dirige le monde en effigie sans sortir de chez lui existe à des millions d’exemplaires. Il allume le monde, le laisse avoir lieu devant lui, puis l’éteint à nouveau. […]

§ 7. Le monde livré est d’abord« familiarisé ».

 

[…] L’imposture dont nous parlons réside […] en ceci : nous vivons dans un monde distancié, mais nous avons le sentiment, en tant que consommateurs de films, de radio ou de télévision (mais pas seulement en tant que tels), de nous trouver avec tout, absolument tout – les hommes, les régions, les situations, les événements, et surtout les plus étrangers, sur un même pied d’intimité. […]

§ 8. Les sources de la familiarisation : l’univers démocratique ; familiarisation et marchandise ; familiarisation et science.

 

Qu’y a-t-il donc derrière cette « familiarisation » ?

Comme tout phénomène historique de cette ampleur, elle est surdéterminée, c’est-à-dire qu’elle doit son existence à différentes causes qui ont convergé et se sont unies pour en faire une réalité historique. Avant d’arriver à sa cause principale, nous en évoquerons rapidement trois autres, secondaires.

I. […] Nous l’appellerons la « démocratisation de l’univers ; voici ce que nous entendons par là. Quand absolument tout, le lointain comme le proche, est en relation avec moi, quand absolument tout a le même droit à se faire entendre et m’est assez familier pour que je le reçoive dans mon intimité ; quand à toute préférence s’attache déjà le caractère odieux d’un privilège, on présuppose alors d’une façon certainement inconsciente un Tout structurellement démocratique, un univers auquel sont appliqués les principes (issus de la morale et de la politique) de l’égalité des droits et de la tolérance universelle. […] L’homme s’est toujours représenté l’univers à l’image de sa propre société. […]

II. Il est évident que la familiarisation, qui place tout dans la même proximité ou dans la même apparence de proximité, est un phénomène de neutralisation, et que celui qui en cherche les causes doit regarder autour de lui, parmi les forces fondamentales de neutralisation du monde. L’une d’elles est la démocratie (ou du moins son absurde extension à des horizons autres que politiques).

Certes, le principal facteur de neutralisation, aujourd’hui, n’est pas de nature politique mais économique : c’est le fait que tout soit transformé en marchandise. Est-il, lui aussi, une des causes de la familiarisation ? Impossible, dira-t-on. C’est impossible parce que la transformation en marchandise, c’est bien connu, est déjà une distanciation : aussi la « familiarisation », qui cherche à rapprocher les choses de nous, paraît-elle précisément être le contraire même de l’aliénation. Mais les choses ne sont pas aussi simples. Il est vrai en effet que tout ce qui est transformé en marchandise se distancie, mais il n’est pas moins vrai que toute marchandise, si l’on veut qu’elle soit achetée et qu’elle s’intègre à notre vie, doit d’abord être rendue familière.

Voici plus précisément comment les choses se passent. Toute marchandise tend à être maniable, taillée sur mesure pour les besoins, le style et le mode de vie de chacun, agréable à la bouche ou à l’œil. Sa qualité se mesure à cette adéquation. Dit négativement, elle se mesure au peu de résistance qu’elle oppose à son usage et au peu d’étrangeté irréductible qui subsiste après son usage. Puisque aujourd’hui l’émission de radio ou de télévision est également une marchandise, elle doit s’adapter de la même façon à l’audition ou à la vision. Elle doit donc aussi tenir compte de l’œil ou de l’oreille et nous être servie dans les meilleures conditions pour nous donner satisfaction. Elle doit être familiarisée, dénoyautée et rendue assimilable afin de nous apparaître comme notre semblable, comme une chose taillée à notre mesure, comme si elle était des nôtres. […]

Il est indiscutable […] que tout travail est, en un certain sens, une familiarisation. L’acception élargie du terme « familiarisation », à laquelle nous associons une nuance de mépris, serait dès lors complètement déplacée puisque nous ne pouvons tout de même pas reprocher au travail d’être ce qu’il est. Nous ne pouvons pas reprocher au menuisier, par exemple, de ne pas nous livrer le bois brut plutôt qu’une table, qui nous convient de fait incomparablement mieux. Il n’y a véritablement là aucune tromperie. La transformation ne devient une tromperie que lorsqu’on présente une chose fabriquée comme si elle était ce dont elle est faite. Or c’est précisément le cas du monde familiarisé. Celui-ci est un produit qui, en raison de son caractère de marchandise et en vue de sa commercialisation, est taillé à la mesure de l’acheteur et adapté à son confort : c’est un monde travesti – puisque le monde est l’inconfort même –, et ce produit a néanmoins l’audace ou la naïveté de prétendre être le monde.

III. Une autre cause de cette familiarisation qui place tout dans une égale proximité est l’attitude du scientifique, légitimement fier d’être capable, dans le cadre de ses recherches, de rapprocher ce qui est le plus lointain et de mettre à distance, pendant qu’il travaille, les choses qui lui sont le plus proches dans la vie ; de se consacrer avec zèle à ce qui ne le concerne pas en tant qu’individu, et de n’éprouver aucune passion pour ce qui le touche de plus près : de neutraliser la différence entre proche et lointain. Le scientifique ne peut néanmoins adopter, puis conserver, cette attitude de neutralisation totale – son « objectivité » – qu’au prix d’un grandiose artifice moral, qu’en se faisant violence à lui-même : par l’ascèse du point de vue naturel sur le monde. Croire que l’on peut séparer cette neutralité de son fondement moral et l’offrir à tout le monde, même à ceux qui mènent une vie résolument non ascétique, non orientée vers la connaissance et en contradiction violente avec une telle neutralité, c’est ne rien comprendre, non seulement à la science, mais aussi aux devoirs moraux qu’impose sa vulgarisation. Cette incompréhension est au principe de bien des activités. En un certain sens, le lecteur, l’auditeur de radio, le consommateur de télévision, le spectateur de films culturels est aujourd’hui devenu un vulgaire double du scientifique : on attend désormais de lui aussi qu’il considère tout comme également proche et également lointain – ce qui le plus souvent ne signifie certes pas qu’il doive désormais accorder à chaque phénomène un droit égal à être connu de lui, mais un droit égal à être pour lui objet de jouissance. Puisque aujourd’hui la connaissance est un « pleasure » et l’apprentissage une promesse de « fun », les frontières sont brouillées.

§ 9. Lit « familiarisation » est une forme raffinée de camouflage de la distanciation.

 

[…] aussi paradoxal que cela puisse sembler, la cause principale de la familiarisation est la distanciation elle-même.

Qui croit sincèrement à la familiarisation, qui voit en elle la véritable force d’opposition à la distanciation, tombe dans le piège qu’elle tend. […] en fin de compte, on peut considérer que les deux processus n’en font qu’un et que la familiarisation elle-même n’est qu’une opération de camouflage de la distanciation qui s’avance, innocente, ainsi déguisée, pour témoigner apparemment contre elle-même, affirmer un équilibre des forces et démentir sa toute-puissance. Exactement comme Metternich, qui fonda un journal d’opposition libérale dirigé en apparence contre sa propre politique.

Un conte molussien raconte l’histoire d’une méchante fée qui guérit un aveugle, non pas en lui dessillant les yeux mais en lui infligeant une cécité supplémentaire : elle le rendit également aveugle à l’existence de son infirmité et lui fit oublier à quoi ressemblait la réalité – elle obtint ce résultat en lui envoyant sans cesse de nouveaux rêves. Cette fée ressemble fort à la distanciation déguisée en familiarisation. Elle aussi cherche, par des images, à maintenir l’homme privé de monde dans l’illusion qu’il en a toujours un : non seulement son monde, mais tout un univers qui lui est familier en tous ses détails, qui est le sien, qui lui ressemble. Elle parvient à lui faire oublier à quoi peuvent ressembler une existence et un monde non distanciés. Nous sommes donc bel et bien victimes d’un envoûtement, comme l’aveugle du conte. Mais la fée qui nous dissimule notre propre cécité est celle-là même qui nous a auparavant aveuglés.

On ne doit certes pas s’étonner que la distanciation conduise en secret cette opération d’autoreniernent, qu’elle ne la signale pas expressément à notre attention. Où serait l’intérêt, pour ces puissances qui éloignent le monde de nous, d’éveiller notre méfiance en nous faisant remarquer, ne serait-ce que par le biais d’un terme spécifique, qu’il leur faut dissimuler la réussite de leur entreprise, cette distanciation qu’elles opèrent, en nous livrant des images-ersatz ? Ce qui est étonnant, c’est qu’elles parviennent effectivement à occulter ainsi, en ne le nommant pas, un phénomène quotidien d’une aussi grande ampleur et aussi peu enclin à se cacher que la familiarisation. C’est pourtant le cas, incontestablement. Elles livrent leurs images mais ne disent rien sur la finalité de cette opération. Et elles le font d’autant plus tranquillement que nous, les destinataires, nous nous laissons abuser sans paraître nous en porter plus mal ; comme si la blessure infligée par la distanciation nous rendait incapables de sentir que nous sommes sous l’empire des drogues de la familiarisation, et leur effet anesthésiant de sentir la blessure : comme si les deux processus se renforçaient mutuellement.

Même si l’on refuse de reconnaître que la familiarisation relève du camouflage et de la tromperie opérés par la distanciation, il reste incontestable qu’elle est, elle aussi, une mise à distance. Oui, elle aussi. Que l’on rende le proche lointain, comme le fait la distanciation, ou le lointain intime, comme le fait la familiarisation, l’effet de neutralisation est le même. […]

Rien ne nous aliène à nous-mêmes et ne nous aliène le monde plus désastreusement que de passer notre vie, désormais presque constamment, en compagnie de ces êtres faussement intimes, de ces esclaves fantômes que nous faisons entrer dans notre salon d’une main engourdie par le sommeil – car l’alternance du sommeil et de la veille a cédé la place à l’alternance du sommeil et de la radio – pour écouter les émissions du matin au cours desquelles, premiers fragments du monde que nous rencontrons, ils nous parlent, nous regardent, nous chantent des chansons, nous encouragent, nous consolent et, en nous détendant ou en nous stimulant, nous donnent le la d’une journée qui ne sera pas la nôtre. Rien ne rend l’auto-aliénation plus définitive que de continuer la journée sous l’égide de ces apparences d’amis : car ensuite, même si l’occasion se présente d’entrer en relation avec des personnes véritables, nous préférerons rester en compagnie de nos […] copains portatifs, puisque nous ne les ressentons plus comme des ersatz d’hommes mais comme nos véritables amis. […]


1 Günther Stern de son vrai nom. Éléments biographiques intéressants : https://fr.wikipedia.org/wiki/G%C3%BCnther_Anders.

5 Traduction de Jules Castier.

7 École de philosophie indienne.

8 Paragraphe issu de Wikipédia.

9 Dans Brave New World, Huxley situe ce qu’il décrit quelque part au sixième ou au septième siècle de notre ère, et choisit comme référence l’introduction du premier modèle de l’automobile Ford T. A.F. signifie After Ford, donc après notre ère.

11 N.F. signifie Notre Ford.

12 Le plus célèbre roman de George Orwell, publié en 1949.